par Bernard Bayle
27 Nov 2017, 10:28
Le chef de bord
Dans le monde industriel, les entreprises sont, par principe, très attachées à la sécurité de leurs personnels. Ceci est vrai à la SNCF dans son ensemble et en particulier pour son personnel en contact direct avec le chemin de fer, que ce soit envers le mobile ou les installations fixes. Chaque agent est sensibilisé aux règles à respecter : il lui est dit qu’il doit veiller à assurer sa sécurité individuelle. Dès lors que le nombre d’intervenants grandit, il faut aussi un agent assurant la sécurité collective ; ramenée à un train d’essais, cette mission est confiée au chef de bord. Lors d’une marche d’essais courante du TGV, une cinquantaine de personnes sont à bord, cheminots et industriels.
Dans le cas de la rame 01 du TGV-PSE (nom de code radio "Patrick"), un chef de bord est présent lors de chaque circulation d’essais. Sa mission débute avant la mise en service de la rame et se termine lorsque celle-ci est rentrée à la base de stationnement. En fait, le chef de bord ayant pour mission de cadenasser la salle labo est le premier arrivé et le dernier parti. Enfin, ceci est la théorie ; il est arrivé qu’une marche de Patrick, la rame 01, se fasse sans ma présence à bord.
« Il était aux alentours de 16h00 en gare de Sélestat, par une belle journée de fin octobre. Reposant ma tasse de café sur le comptoir du buffet de la gare, je jette un œil à ma montre : c’est l’heure du départ ! Malgré une course effrénée dans le passage souterrain, j’atteins la dernière marche pour entendre le bruit caractéristique de la ventilation des blocs moteurs au démarrage. C’est clair, Patrick est en route pour Strasbourg. Il me faut rassembler mes esprits. Le constat est sans appel : mon chef, Claude Moreau, de connivence avec le chef traction et les autres, a pris ma place et donné l’ordre de départ. Pas trop grave ! Mais, connaissant les horaires des circulations, il est évident qu’aucun train commercial ne peut me ramener à Strasbourg au bloc du TGV. Ce qui est rassurant, c’est que d’ici 50 minutes celui-ci sera de retour par l’avant-dernière marche d’essais de la journée. Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur un banc du quai de la voie de débord, celle qui accueille le TGV, et attendre. J’ouvre mon portefeuille et suis rassuré : j’ai suffisamment de francs pour payer la tournée à laquelle je n’échapperai pas. C’est là qu’au bout d’une quinzaine de minutes se passe une scène dont je suis le témoin privilégié. Une BB 15000 suivie d’une dizaine de voitures en livrée C1 entre en gare et marque l’arrêt. Je suppose qu’il s’agissait de l’Iris. Soudain, une porte s’ouvre et un type descend sur le ballast, à contre-voie. J’observe ce monsieur qui semble être pris d’une envie plus que pressante, très respectueux de la consigne au sujet de l’utilisation des WC en gare. Le voilà qui se déboutonne et se soulage entre les tampons. Mais Sélestat est une petite gare, l’arrêt commercial y est très court. Clac ! Fermeture des portes, le train s’en va et mon bonhomme qui court. Mais impossible de s’agripper à une VSE. Il est là, essoufflé, les bras ballants, les pans de la chemise sur le pantalon. Je me sens moins seul ; je ne sais pas pourquoi, je me suis dit qu’il était belge. »
Le poste de travail du chef de bord est localisé dans la voiture laboratoire, en l’occurrence la remorque R1. Ce poste est constitué d’un étroit bureau dont le tiroir renferme le carnet de bord, le règlement du personnel, le livre d’or de la rame et quelques profils de lignes les plus usuels. Il y a aussi un casier où sont rangés les badges des agents en service à bord et ceux des visiteurs. En face de lui, il dispose d’un tableau de bord semé d’instruments de mesure essentiels que sont : la vitesse du train, le kilométrage total parcouru, le kilométrage réalisé à la vitesse égale ou supérieure à 260 km/h, les indications du bon fonctionnement du groupe électrogène (qui fournit l’énergie aux chaines de mesure), l’heure, le déclenchement des points kilométriques de référence et quelques appareils annexes. Il a à sa disposition un combiné assurant la liaison interphonique avec les postes de conduite et la sonorisation de la rame. En fait, c’est le même dispositif que celui utilisé par le personnel de bord des TGV commerciaux. De plus, il dispose d’une liaison phonique dédiée le reliant au cadre traction présent dans la cabine de conduite menante et le responsable de chaque section de mesure de la voiture labo. A proximité de main, il y a aussi le bouton de déclenchement du frein d’urgence, au cas où…
Au-dessus du tableau des appareils de mesure, symboles de modernité et de technicité, il y a une planche de contreplaqué brut plantée d’une quinzaine de pitons. Sur cette planche est fixé un texte gravé dans la bakélite rappelant le rôle et les missions du chef de bord : je me souviens de l’une des phrases : «le chef de bord est le pivot central autour duquel s’articulent les sections d’essais et les agents des constructeurs et d’entretien». A chaque piton est accroché un jeton en laiton frappé des initiales de l’organisme présent à bord. Lors d’un arrêt de circulation programmé ou accidentel, l’agent devant intervenir vient décrocher son jeton et le remet au chef de bord. C’est sur ce simple geste que repose la sécurité collective des personnes. Le chef de bord, seule personne habilitée à donner le départ du train, ne le fera que lorsque tous les agents auront raccroché leur jeton : la vigilance est donc de mise.
Sa première mission du matin est le lancement du groupe électrogène (il doit aussi veiller à son approvisionnement en combustible et que son cycle de maintenance soit assuré). Puis, il consulte tous les chefs de sections d’essais afin d’établir le programme de chaque marche en fonction des objectifs de chacun. Ce programme de circulation sera remis au cadre traction. Après avoir vérifié que tout le monde est à bord, il commande la fermeture des portes et donne le signal de départ via la liaison phonique. Lorsque le convoi est en marche, c’est lui qui sélectionne un point kilométrique et le pointe à son franchissement afin que toutes les chaines de mesure démarrent avec le même référentiel. Puis, chaque marche est consignée sur le carnet de bord avec les annotations relatant d’éventuels événements particuliers.
« J’aime quand c’est Daniel Levert qui est là. Il m’inspire une confiance sans bornes. Alors qu’il était le chef traction du jour, une macabre aventure nous est arrivée. De retour à la maison, madame Levert dit à son mari : c’est catastrophique, notre voisin s’est suicidé ! Je sais, lui répondit-il. Daniel l’avait reconnu avant de le percuter à 180 km/h ».
Cet événement a marqué bon nombre d’entre nous : d’abord, la disparition (fut-elle dictée par le désespoir) d’un être humain est toujours à déplorer. De plus, l’effacement total des stigmates ne s’est fait qu’au bout de plusieurs jours. Enfin, ce drame venait à contre-courant de la bonne humeur qui régnait à bord.
A l’issue de la dernière marche d’essais de la journée, la rame est acheminée à sa base par un wagon raccord et une BB 63000. L’opération durant environ trente minutes, ce temps est mis à profit pour organiser, en compagnie du chef des essais ou de son adjoint, le briefing qui va déterminer l’ordre des interventions des divers corps de métier, sur une rame qui sera sous tension ou non. Après cela, il rédige un compte rendu succinct de la journée écoulée et quitte son poste lorsque la dernière section d’essai a libéré la rame et déclenche l’arrêt du groupe électrogène.
En service, le chef de bord se doit d’être courtois, fédérateur, opiniâtre et prompt dans ses décisions. C’est encore mieux s’il a toujours le sourire.