Littérature et impressions ferroviaires

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Littérature et impressions ferroviaires

Messagepar Le Tortillard volant
24 Jan 2013, 13:32

Si vous aimez un peu la littérature, celle qui nous fait voyager dans des univers extraordinaires et qui révèle en nous les souvenirs les plus enfouis dans nos mémoires, voilà de quoi vous régaler. J'ai fini de lire, récemment, un bouquin de 800 pages (faut être un peu fou!): Belle du Seigneur d'Albert Cohen. Dans son roman, écrit dans un français parfait, un personnage décrit ses impressions lors d'un voyage en train. J'y ai retrouvé des souvenirs d'enfance remontant à l'époque où chaque année nous partions en vacances, au Pays basque, pour 2 mois (dans les années soixante), par des rapides tractés par d'énormes locos à vapeur. Le voyage durait de 20h à St Etienne-Châteaucreux jusqu'au lendemain, vers midi, à Bayonne. Je faisais une grande partie du voyage, collé à la vitre du compartiment, du haut de ma couchette, ou dans le couloir, la plupart du temps vitre baissée, tête dehors. Dans ces extraits, j'y ai retrouvé des parfums et des impressions de petite enfance. Le texte file à toute vitesse comme le train. Magie de la langue française, qui par des longues phrases complexes donne le rythme à l'histoire. Le lecteur ne reprend pas plus son souffle que la locomotive qui l'emmène!

"...Quatre tintements tristes annoncèrent le départ, et il y eut des gémissements de fers, et la locomotive poussa un long cri de séparation, et le train eut un frisson, hésita avec des chocs, s'ébranla enfin et bientôt se hâta avec une respiration appliquée, énorme écolier répétant sans cesse sa leçon...

...A la fenêtre, il baissa la vitre et se pencha, l'air violent lui faisant cligner les yeux, ce qui lui donna un visage sévère et perspicace. Les lignes télégraphiques montèrent et descendirent , s'éloignèrent, s'espacèrent d'un seul bloc, les poteaux s'abaissèrent, se redressèrent, porteurs de tasses blanches, les arbres se découpèrent avec des rapidités cinématographiques et filèrent en arrière, dos courbés, rejoindre les feux verts des disques abandonnés cependant que s'enfuyaient aussi les pierres à jamais inconnues entre les rails en face, striés par des raies vertigineuses qui soudain brillaient. La locomotive lança follement son désespoir....

...Balourd et pressé, le train tituba, ivre de vouloir, lança soudainement un appel de désespoir et se précipita à grands chocs dans le tunnel avec un cri fou de peur aigüe. Une paupière blanche s'abattit aussitôt sur la vitre à demi-fermée et des vapeurs entrèrent dans le compartiment tandis que, victimes de l'homme, les pierres et les fers du tunnel hurlaient leur révolte à grands échos contre le mur suintant, martyrs rugissant leurs indignations, à grand vacarme injuriant le gros traître et butor effaré qui s'affairait, tressautait, trébuchant en sa vitesse. A la fin du tunnel, les rages s'atténuèrent, quelques échos se disputant encore contre le mur enfumé qu'une vapeur blanche soudain calma, et les fureurs cessèrent avec le mur disparu. délivré et calmé, hors du noir et de l'enfer, le train rentra dans la douce campagne, gauche et hâtif, reprenant son rythme assidu à travers les verdoiements et l'odeur herbeuse revenue. Dans les bruits adoucis et l'allure veloutée.....

...Un mur aussitôt disparu fit un bruit de mer furieuse devant le train trébuchant, puis des mottes de foin s'enfuirent, puis un paysan mannequin immobile fourche à l'épaule attendit devant une barrière, puis un train de marchandises passa avec ses wagons galeux...

... Il contemplait passivement la fuite verdâtre des prairies, la folle débandade des blés s'engouffrant dans la tornade où s'abattaient les arbres et les poteaux télégraphiques aux lignes soudain redressées puis d'un seul coup descendues. Il abaissa la vitre et brusquement des odeurs vertes mouillées entrèrent puis des bornes filèrent et une forêt s'enfuit avec ses secrets et une rivière miroita aussitôt disparue, puis une locomotive passa en sens inverse, le chauffa au passage, folle furieuse avec des souffles désireux, suivie par les lumières saccadées de ses wagons et, piqué au vif, le train s'emballa, quatre rails luisants se précipitant vers la droite...

... La locomotive lança un long appel hystérique, et sa vapeur eut des reflets d'incendie, et de nouveaux rails brillèrent puis se multiplièrent, et d'immobiles wagons de marchandises apparurent, solitaires morfondus, et ce fut la gare, et le train défaillit, rendit de la vapeur, puis stoppa avec un soupir et des chocs d'avant en arrière tandis que le train protestait avec des plaintes de chien martyr... Enfin, la locomotive expira, et les wagons rendirent de petits voyageurs...

... Il y eut des sons de cloche, et le train gémit, protesta, s'ébroua avec des souffles de vapeur et des bruits de fers, puis recula, puis se secoua, puis avança suavement, puis se décida et fonça, se ruant gros avec ses wagons enchaînés et torturés, scandant les cadences de ses roues obsédées...

...tandis que les arbres se découpaient avec des hâtes, que les poteaux télégraphiques filaient en sens inverse, brusquement s'abaissant puis se redressant, qu'une cloche de village tintait, qu'un chien montait une pente verte avec des effets rigoleurs, langue dehors, que le train brusquement titubant criait un effroi, que les cailloux luisaient entre les rails, qu'une locomotive haut-le-pied passait avec des halètements obscènes, qu'un garde-barrière faisait le mannequin, qu'un yacht joujou blanc coupait au loin la soie méditerranéenne...

...Ivre de vitesse et sans cesse manquant de tomber, le train effaré, gauche et rapide, pénétra dans un tunnel en hurlant son effroi, et des vapeurs blanchirent les vitres, et ce fut le pandémonium ferreux contre les murs suintants, et soudain la campagne apparut de nouveau et ses calmes verdures...

...Des reculs, des secousses, et les roues protestèrent avec des glapissements de chiots martyrisés, et le train s'arrêta avec un long soupir de fatigue, des spasmes, des borborygmes de métal, des chuchotis, un dernier soupir. Irruptions de nouveaux voyageurs, accueils méfiants des installés...

...Et le train repartit, sans fin haletant son asthme, tant de métaux s'effarouchant. Au loin, une rivière brilla d'un éclat solitaire, s'éclipsa...
Extraits: Belle du Seigneur (Albert Cohen)
Le Tortillard volant
 
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Re: Littérature et impressions ferroviaires

Messagepar gib
24 Jan 2013, 13:36

:coeur1: :coeur1: :coeur1:

Que dire de plus ... Merci pour le partage, Bernard.
Il est dit parfois que toutes les guerres ne sont que des guerres de religion. Alors dites-moi le nom de ce Dieu qui les autorise à tuer l'amour (Apologue d'Alegranza)
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