par Bernard Bayle
08 Déc 2017, 22:12
Une journée d’essais
Drrriiiing ! Ma piaule est au fond du couloir de la "voiture-hôtel" ex-CIWL. Elle est contiguë à celle de Jean-Michel "Jimmy" Bureau. Je n’ai pas de réveille-matin, mais la cloison de CP 19 qui nous sépare est suffisamment (acoustiquement) transparente pour que j’entende le sien : il est donc 06 heures du matin. A peine debout, je me plante devant le petit lavabo triangulaire pour un brossage de dents efficace, une toilette sommaire à l’eau fraiche (je suis en bout du réseau de distribution) et un coup de peigne soigné pour ranger ma tignasse. Puis, comme un traine-savate, je sors les biscottes et la confiture du garde-manger. Jean Rigaud a quant à lui sorti le beurre et le reste du pain de la veille qu’il avait pris soin de rouler dans un torchon. Il a disposé les quatre bols, les couverts et a lancé la cafetière. Je me contente d’un petit déjeuner léger, en clair j’avale surtout un grand bol de café au lait. A peine sorti de table, je fonce dans ma chambre pour enfiler la blouse de coton bleue et me vêtir chaudement. Dans le couloir, je croise Claude Moreau encore en pyjama et en mules à carreaux. Je suis le premier à quitter le WR 3681 pour rejoindre Patrick. Ce matin il fait bien froid et brumeux. La rame est déjà sous tension et elle "fait" de l’air.
A peine monté à bord, je pénètre dans la salle du labo et pose mes clés sur le mini-bureau. La clim commence à faire son effet ; la température est tout juste convenable, ça ira mieux un peu plus tard. Lampe de poche en main, je vérifie les pleins du groupe électrogène, tout est bien. De retour au labo, j’actionne le lancement du groupe. Puis, c’est la séance des "bonjour", tout le monde se connait par son prénom. L’effectif des sections d’essais étant au complet, on peut débuter le programme de la journée : le matin, ce sera des distances de freinage, l’après-midi, de la stabilité. Le wagon-raccord et la BB 63000 sont prêts, l’heure du départ approche. Tous les jetons sont accrochés au tableau, la fermeture des portes est lancée, l’autorisation de départ est donnée au cadre traction. A l’arrivée en gare de Strasbourg, il y a du monde sur le quai. Je suis prêt pour une nouvelle séance de bonjours, même rituel qu’au départ de la base de Bischheim à deux exceptions près : pour l’un ce sera "bonjour Chef" (J-M Metzler) et l’autre "bonjour Monsieur Cossié". Les visiteurs en tous genres sont à bord et ils sont tous badgés : ceci est la règle et bien sûr, il y a l’exception : le voyageur "occasionnel".
"Il va sans dire que ce TGV orange attire le regard des visiteurs. La porte de la voiture labo étant en principe la seule ouverte, bon nombre de curieux s’y pressent pour glaner quelques renseignements sur ce train qui ne passe pas inaperçu. Et puis, il y a inévitablement ceux qui en demandent la destination, plus ou moins naïvement. Il m’est arrivé d’autoriser la montée d’une petite dame à bord, elle se rendait à Sélestat. C’était une petite mamie, du style de celles que l’on croise sur un banc dans un square. Je l’ai installée sur une banquette de la R2, son sac bien en main posé sur les cuisses. 20 minutes après, elle descendait à Sélestat. A sa manière de dire au revoir, je ne suis pas certain qu’elle ait bien réalisé les conditions hors normes de son voyage à 260 km/h."
Après le signal du départ, la rame se tortille sur les aiguilles de sortie de la gare de Strasbourg. Au droit du dépôt, je jette un œil à la meute de BB 15000. Puis micro en main, j’annonce "attention pour le PK 1…..top". Celui-ci est juste après le pont du canal. La rame s’élance, puis au PK 20 le freinage d’urgence est actionné à 160 km/h : la distance d’arrêt est correctement enregistrée par la chaine de mesure idoine. Nouveau départ et nouvel arrêt d’urgence. Tout s’est bien passé, on entre en gare de Colmar.
20 minutes plus tard, marche en sens inverse avec deux arrêts d’urgence à 200 km/h et retour à Strasbourg. La rame s’élance à nouveau vers Sélestat mais cet essai sera un peu particulier : le freinage d’urgence se fera à 260 km/h avec arrosage des rails à l’aide d’une solution savonneuse. Le but est de solliciter les anti-enrayeurs. Durant la phase de freinage, plus de 250 déclenchements ont été comptabilisés sur les 13 bogies. La rame est garée sur les voies de débord de la gare de Sélestat pour y effectuer la dépose des amortisseurs-antilacet de tous les bogies afin de vérifier le seuil de vitesse critique de ces derniers.
Cette opération terminée, il est temps de déjeuner. Certains se contentent d’un sandwich pris au BDLG (buffet de la gare), d’autres au Gasthaus le plus proche. L’après-midi, la rame retourne à Strasbourg puis effectuera deux allers et retours Colmar à la vitesse stabilisée de 260 km/h sur la plus grande distance possible. Après le départ du TEE pour Paris, Patrick rentre à la base. Lors du briefing, tout le monde s’est entendu sur le programme suivant : rame hors tension de 18 à 19 h00 pour remontage des amortisseurs, visite sur fosse et contrôle des organes de freinage et de roulement suite aux essais de freinage de la journée. Puis la rame sera mise sous tension pour des vérifications et des manipulations de la chaine de traction à poste fixe. Je remets à Lucien Combe, l’un des deux rapporteurs, les fiches de signalement des événements et des interventions qui ont eu lieu sur les divers organes de la rame. Cette collecte d’informations viendra enrichir les données pour la maintenance. La voiture labo étant vide, je n’ai plus qu’à arrêter le groupe électrogène et à quitter les lieux.
Il est temps d’empoigner la trousse de toilette et de prendre une bonne douche réparatrice. Quelques minutes sous l’eau brulante contribuent à évacuer le travail de la journée. De retour au WR 3681, une bière fraiche est bienvenue pour cet instant de détente bien méritée. Il est temps de mettre le couvert, Jean est au fourneau. Ce soir, c’est tournedo/spaghetti, hier c’était bavette/pommes rissolées, j’y mets un billet que demain ce sera cote de porc/petits pois. Après le fromage et le dessert, c’est Claude qui se met à la vaisselle et Jimmy qui essuie. Quant à moi, j’endosse la canadienne et vais voir dehors ce qui s’y passe. Patrick repose dans la pénombre de la voie sur fosse, alors que Sophie est illuminée sur la voie de débord. J’apprends que les essais de frein sont en cours, tous les équipements sont en service, on n’attend plus que de raccorder la BB 63000 pour l’acheminement sur Strasbourg. De là, elle s’élancera vers Château-Thierry aller/retour dans une marche d’endurance nocturne, presque 800 bornes.
De retour au WR 3681, la table est recouverte d’une pièce de moquette style "notes de musique Arzens" : elle est prête pour la partie de tarots ; ce soir nous jouerons à 5, Lucien nous a rejoints. Elle se fera en 1000 points. Cette partie occupe un bon moment de la soirée : Claude et Jean, les deux plus âgés commencent à manifester quelques bâillements. La partie terminée, ils ne demandent pas leur reste : au lit ! Jimmy et Lucien continuent à bavarder sur la VOR (visite des organes de roulement). Quant à moi, je me vêts à nouveau chaudement, j’ai envie d’aller griller une ou deux dernières clopes avec mes potes de la maintenance. Sophie est partie, je lui souhaite de rentrer en bon état : une fois elle avait percuté une biche dans la descente des Vosges, une autre fois, elle était rentrée avec un seul bloc-moteur en service sur six, mais son conducteur l’avait tout de même ramenée. Dans le WR 3681, tout est éteint. Je suis le dernier à aller me coucher. Il est 23 h 45. Sans bruit, je me glisse dans les draps.
"C’était une journée ordinaire". C’était aussi ma dernière pensée du jour avant de basculer dans un sommeil profond. C’était il y a plus de 39 ans, j’en avais tout juste 28.